30 juin-2 juil. 2025 Nantes (France)
Les jeux de faire-semblant: une typologie participative
Louis Rouillé  1, 2@  , Manuel Rebuschi  3@  , Agnès Giard@
1 : Fonds National de la Recherche Scientifique [Bruxelles]
2 : Universite de Liege
3 : Archives Henri-Poincaré - Philosophie et Recherches sur les Sciences et les Technologies
université de Strasbourg, Université de Lorraine, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR7117, Centre National de la Recherche Scientifique

La philosophie de la fiction connait un tournant "fonctionnaliste" avec Walton (1990), posant l'hypothèse d'une "grande continuité waltonienne" (GCW), selon laquelle les mécanismes cognitifs et affectifs à l'œuvre dans les jeux de faire-semblant (typiquement les jeux d'enfant) et dans l'appréciation esthétique (typiquement des œuvres d'art représentationnelles) sont les mêmes. Ainsi, contrairement aux apparences, Walton avance qu'il n'y a aucune différence de nature entre une poupée en chiffon, un avion en papier, un tableau de maître ou un roman-fleuve. Ce sont des "accessoires" (props), i.e. des artefacts dont la fonction principale consiste à être utilisés pour élaborer des jeux de faire-semblant. Plus précisément, ces accessoires "génèrent des vérités fictionnelles" de manière systématique (on trouve de bonnes introductions à ce "système" dans Friend 2007 et Woodward 2011). Ce niveau d'abstraction efface cependant les différences spécifiques entre les différents jeux de faire-semblant. Il existe manifestement des ruptures dans la GCW, car les "jeux d'adultes" sont à première vue "plus subtils, plus complexes, moins transparents" (Walton 1990: 12) que les "jeux d'enfants". L'objectif de ce symposium est d'étudier cette subtilité, afin de mieux cerner la manière dont les accessoires, ces artefacts pour l'imagination, fonctionnent.
D'abord, la différence d'âge sus-mentionnée n'est qu'une distinction propédeutique superficielle. En effet, les adultes jouent à des jeux de faire-semblant identiques aux jeux d'enfants typiques, par exemple, le théâtre improvisé ou les jeux de rôle grandeur nature ; de plus, la plupart des jeux de société et des jeux vidéo font explicitement usage d'accessoires qui ressemblent aux épées en bois et autres figurines des jeux d'enfant. Inversement, il y a des œuvres d'art représentationnelles pour enfants (histoires, dessins animés, dessins...) et celles-ci sont introduites très tôt dans le développement. Par conséquent, la GCW n'est pas une thèse temporelle ni clairement développementale. C'est plutôt une thèse fondationnaliste : l'appréciation typiquement requise par une œuvre d'art représentationnelle repose en partie sur la capacité plus basique de faire comme si, dont la pratique ludique du faire-semblant est l'expression la plus manifeste.
Par suite, la distinction interaction vs. contemplation semble plus opérante. On appelle interactifs des jeux dans lesquels on utilise les accessoires tour après tour pour progresser. Une sous-distinction s'impose ensuite : lorsqu'on fait un coup on peut le faire "en tant que soi-même" (par exemple, border un bébé-poupée) ou "en tant qu'un autre" (par exemple, en contrôlant un avatar agissant dans un univers virtuel). A contrario, on appelle contemplatifs des jeux dans lesquels l'interaction avec l'accessoire est réduite à sa plus simple expression : il s'agit de percevoir et d'interpréter les caractéristiques pertinentes de l'œuvre (tableau, film, roman). Cette tripartition suggère l'étude locale des types de participation dans un jeu de faire-semblant, dans le contexte d'un cadre waltonien global.
- Jouer à la poupée : un jeu d'enfant ? Agnès Giard, anthropologue, propose une étude de cas concrète : celle des relations que nouent, au Japon, des hommes adultes avec leurs love dolls. En vue de les animer, les propriétaires interagissent avec ces reproductions « comme si » elles étaient de « vraies » femmes. Ils font la dinette avec elles, leur parlent et les habillent dans le cadre de scénarios qui, en dépit des apparences, se distinguent à deux titres des jeux enfantins. Ces mises en scène ludiques ne visent en effet pas qu'à s'amuser. Elles permettent aux propriétaires de diffuser une image d'eux-mêmes volontairement provocatrice, celle d'adultes déficients (puisqu'ils jouent à la poupée) et de mâles ratés (puisqu'ils signalent l'échec patent de leur vie sexuelle). A ce premier niveau de subtilité fonctionnelle, se superpose un deuxième qui est la mise en miroir ironique des normes sociales. Les propriétaires de love dolls s'amusent en effet volontiers à parodier les couples dits « normaux », ce qui donne à leurs jeux l'allure de performances grinçantes, mises en ligne sur Internet sous la forme de blogs soudant toute leur communauté autour d'un projet contestataire commun.
- Voir-dans et agir dans un jeu vidéo. Manuel Rebuschi défend qu'il y a continuité entre contemplation d'images et action fictionnelle dans un jeu vidéo à partir de l'analyse logico-sémantique d'énoncés tels que « Je vois cette fée (sur le tableau) » ou « J'ai tué Godzilla (dans le jeu) ». S'inspirant de la conception de Wollheim de voir-dans une image, il en propose une modélisation fondée sur la sémantique des fictions de Lewis et sur la logique modale subjonctive et les extensions intermondaines de prédicats de Wehmeier. Ces deux théories combinées permettent d'offrir une analyse des verbes transitifs intensionnels et des verbes transitifs d'action directement applicable aux énoncés cités. Il en résulte une conception de l'observation et de l'action dans un jeu comme de (quasi)relations entre l'observateur/joueur dans le monde réel et des personnages ou entités, fictives ou réelles, dans un monde fictionnel. 
- La contemplation comme action périphérique. Louis Rouillé propose un cadre unifié pour penser l'interaction et la contemplation, dans les jeux de faire-semblant. Pour ce faire, il utilise la notion de "périphérie fictionnelle" (Predelli 2020). La périphérie fictionnelle est un lieu fictif où se retrouvent le narrateur et le narrataire (dans le cas linguistique) pour échanger de l'information à propos des événements fictionnels proprement dits. L'étude des liens entre la fiction et sa périphérie révèle à la fois une porosité sémantique et une barrière métaphysique : le couple narrateur-narrataire est vis-à-vis des événements fictionnels un peu comme tout un chacun face aux événements passés, on peut en parler, mais pas les modifier. En généralisant, on obtient qu'une fiction contemplative est une fiction où l'on est invité à s'identifier à une entité cantonnée à la périphérie. C'est un cas analogue à l'identification à un avatar virtuel, bien que les marges de manœuvres dans le monde fictionnel soient réduites à néant du fait de cette situation périphérique.
Bibliographie:
  • Friend 2007 "Fictional characters", Philosophy Compass
  • Predelli 2020 Fictional Discourse: A Radical Fictionalist Semantics
  • Walton 1990 Mimesis as Make-Believe: On the Foudations of the Representational Arts
  • Wehmeier 2012 "Subjunctivity and cross-world predication", Philosophical Studies
  • Wollheim 1980 Art and its Objects
  • Woodward 2011 "Truth in fiction", Philosophy Compass

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